Attacher au regard que nous portons sur notre environnement, petit truc à nous pour penser
notre espace vital, il n’est pas rare de déformer une réalité matérielle pour en modeler les contours,
malaxer en creux et en surface les apparences et parfois les usages. Objets détournés du quotidien,
certains s’investissent d’une mission nouvelle avec la complicité créative de leur utilisateur. Nous
devenons tous plus ou moins des re-(designers) de notre vie. Le potentiel de l’improvisation en
plus. Car il s’agit bien d’improviser, d’intervenir sur des matières, des produits tous voués à des
utilisations bien définies, conditionnées par leur couleur, leur silhouette, jusque sur leurs étiquettes
qui précisent et signent ; « Celio jean regular » ! ah bon, je pensais que c’était un tee-shirt ! C’est
sans doute pour ça d’ailleurs que l’on s’aventure dans le détournement, la combinaison ou le
bricolage. Marre d’être pris pour des jambons. On a aussi des envies de liberté. Pourquoi laisser
aux « designers, merchandisers… » à tous ces faiseurs qui se terminent en ‘er’ le monopole du
dessin de nos vies. Avis à tous les bricoleurs, les bidouilleurs, les acteurs du ‘re’ et non du ‘er’, du
à modifier, et non du tout est fait. Libérez-vous de ce tsunami économique qui sous ses apparentes
tendances à la proposition, joue de slogan et de campagnes publicitaires intrusives et avilissantes
pour que tout naturellement, selon eux bien sûr, ces choix s’imposent. Au-delà du produit, de
l’objet, ce sont des modèles et des façons de penser qui se dressent inévitables. Au grand dam
d’Adam Smith, l’idéal libéral n’est qu’un souvenir lointain et la vague de la globalisation à tout
prix emporte sur son passage les singularités, les cultures, les idées, l’originalité, les créateurs.
Bien sûr nous traînons derrière nous les vestiges de volontés désuètes. Mais il faudra en passer
par là. Que ce soit dans le domaine de l’art, de la littérature et plus explicitement pour moi dans
le domaine de la création design. La biennale du Design 2008 de Saint-Etienne laissée craindre le
pire. Amalgamant tous ces re-créateur balisés ‘néo-écolos’ dans un hall immense aux allures de
gare ou l’on attend désespérément un train qui ne passera pas. Ce sentiment inavoué d’avoir raté
le wagon, encore vérifié par l’échec des prises de conscience globales de Copenhague ou de Kyoto
le 4/12/20101. 2010 n’est pas tombé dans le piège et a affichée un recul ou une prise de conscience
assez judicieuse. Peut-être les deux à la fois, car la biennale ne reniait pas l’existence de mondes
encore trop distincts, avec en point d’orgue une étonnante exposition intitulée prédiction. Benjamin
Loyauté, commissaire, présentait sans narration scénographique ajoutée, les ‘clivages du design’
ou les preuves de « courage et de créativité supportaient difficilement la confrontation avec les
expressions égocentriques. »2 Ce genre de manifeste sans intentions, trop rare, gardera le mérite
de dresser un instantané lucide sur les tendances tout azimut d’une création pleine de ressources
singulières mais sans grande conviction collective.
Quand le ‘In’ s’épuise passez au ‘Off’, c’est aussi pour cela que cette biennale 2010 est atypique.
Les lieux d’exposition ont investis la ville et ses fameux quartiers gris. Sous un léger manteau de
neige et les caresse glacées du vent stéphanois, qu’il faisait bon se réfugier de galerie en galerie.
Découvrir au musée d’art et Métier autant le talent et la créativité d’un Maurizio Galante que les
vestiges industriels d’une époque posés là, prêts à s’arracher de leur socle, machines vivantes d’un
monde révolu. Métiers à tisser, rubans et flanelles s’accommodaient avec grâce aux oeuvres du
créateur d’aujourd’hui ou de demain. Le côté insolite des lieux d’exposition nous renvoyait à nos
jeunes études. Comme ce bâtiment, 21 avenue Denfert Rochereau. Des Bureaux en réhabilitation
précise notre hôte, Emilie Colin Garros, designer et acteur de l’association «210x297mm
100x150mm», initiatrice et coordinatrice de « 15 designers, 15 artisans, 1 graphiste, 1 critique,
1 off » un projet re-ssac dans tous ces états ! Ou quand quinze designers rencontrent quinze
artisans et vis et versa ! Collaboration, échange, refus, investissement pas toujours rendus, mais
volonté à toute épreuve. Les objets ne sont pas totalement aboutis mais le résultat est là. Dans
une salle sans plancher, ni isolation, un pupitre en contre-plaqué révèle une dizaine de créations,
justes. Suffisantes pour sentir ce potentiel créatif naît de cette rencontre. Il faut reconnaître à
ces interventions la dose de courage nécessaire à la réalisation du produit fini, financé par le
bon vouloir de l’artisan, de l’industriel, la débrouillardise du designer. L’objet parvient ou non à
s’émanciper de ces crispations économiques et techniques mais quoi qu’il en soit il est marqué par
cette réalité, ancré. Le projet design re-activateur de savoir-faire locaux, l’artisanat re-modeleur de
processus de création, nous sommes en pleine période re-act3, ‘vrai-fausse’ crise existentielle. Fini
les pensées linéaires du progrès assuré, bienvenue aux produits ré-actifs. Mais à quels prix ?
Pas plus tard qu’hier, vendredi 21 janvier de cette année 2011, je relevais sur le désormais célèbre
portail d’information Rue89 un article qui attira toute mon attention. ‘Inga Sempé : « En design, la
France est un peu frileuse »’. A l’artiste reconnue et reconnaissable, d’expliquer qu’en France, les
intérêts économiques sont bien présents mais pas suffisants pour susciter une réelle redéfinition des
productions chez les industriels. En agence, il faut s’adapter à la demande immédiate, le designer
chercheur est encore un être à part et se fait payer en royalties seulement quand les commandes
s’envolent. Pas de prises de risque. Ne nous voilons pas la face, la période actuelle nous offre à
voir, à la loupe grossissante de la crise, les ambiguïtés économiques de nos civilisations. Alors que
nous amorcions depuis les années 80-90 la singularisation du produit avec dans les années 2000 le
rêve du ‘produit à l’image de nos envies’, l’industrie avait programmée l’harmonisation mondiale
de ses productions, l’objet passe-partout. Reléguant au profit du bénéfice immédiat, les acteurs d’un
changement hypothétique au rôle de doux rêveurs, recrachés par le flot avide de la mondialisation.
Nous sommes le re-(ssac) de cette époque, ce retour créatif violent, refoulé par les digues
menaçantes de l’économie contemporaine. A nous de choisir les plages les plus accueillantes, les
plus chaleureuses. De les inventer, de nous re-inventer pour que toutes ces intentions ne soient pas
vaines et que naissent de nos envies, notre réalité.
images IFmag #3 : Aude Fournié, Nolwen Durand, printemps 2011
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